Aujourd’hui la Razette vous emmène dans sa machine à voyager dans le temps, pour un bon de 100 ans en arrière. Installez-vous confortablement, accrochez votre ceinture, nous vous emmenons chez le barbier… en 1922. Nous allons suivre Henry pour son rasage hebdomadaire, c’est lui qui raconte.
Il est 8h et déjà les rues de Paris sont en ébullition. Je me dirige vers le salon de M. Vincent, rue de Sèvres, proche du grand magasin Au Bon Marché. La vitrine de son salon n’a pour ainsi dire pas bougé depuis que je le fréquente, je dirais depuis 10 ou 12 ans. Ah si, peut-être que depuis la guerre on y voit plus de produits américains. On les remarque difficilement tant la pléthore d’autres produits bien de chez nous recouvre les étagères. Brillantine Idéal-Fabric, lotions Garnier, eaux de dentifrices Botot, pierres d’alun Gellé Frères avec leur belle boîte décorée, brosse pour la barbe Gibbs… Je passe la porte et la cloche retentit.
– Bonjour la compagnie !
– Ah tiens, bonjour Henry ! Installez-vous, je finis avec M. Pagot et je suis à vous.
– Merci bien, Monsieur Vincent.
A cette heure-ci le salon est plutôt bondé d’habitude, mais ce matin il n’y a que deux clients avant moi. Peut-être que de plus en plus de gens se rasent eux-mêmes ? L’un des clients présents se fait friser la moustache par M. Vincent, l’autre se fait shampouiner par son apprenti. Le pauvre bougre a l’air de ne pas apprécier les gestes fébriles du jeune homme, peut-être craint-il la suite quand il aura les ciseaux en main.
L’air est emplit des volutes de talc et le mélange des parfums des lotions donne à cette atmosphère duveteuse l’impression d’être comme dans un rêve, mais presque palpable. Les fauteuils en bois exotiques et cuir rouge pour faire patienter les clients sont très confortables, je m’y installe avec grand plaisir. J’ai déjà lu mon journal ce matin, je m’intéresse plutôt au décor, et aux clients qui entrent et sortent. Beaucoup passent juste pour acheter des lames minces. Cela tombe bien, le comptoir en est bien achalandé. Lames à trois trous, lames ovales pour rasoir Apollo, lames rabots pour les rasoirs à cylindre, lames de rechange pour les rasoirs Leresche à levier… Je n’ai pas encore pleinement succombé au chant des sirènes de ces types de rasoirs. J’ai eu beau essayer, je n’aime pas me raser moi-même. Je n’arrive pas à affûter les rasoirs droits comme mon barbier, les rabots sont trop complexes et trop contraignants, et les rasoirs de sûreté… C’est pas mal mais leurs dents me tirent la barbe. Pourquoi n’ont-ils pas encore inventé un modèle qui glisse mieux sur la peau ? Une forme de peigne différente, peut-être…
Je suis interrompu dans mes rêveries, voilà que vient mon tour. Je me lève et le barbier me demande :
– Qu’est-ce que je vous fais, ce matin ?
– La complète, cheveux et barbe, s’il vous plaît.
– Je vous fais un shampoing aux oeufs ?
– Non, au crâne d’abord, merci.
L’assemblée rigole franchement de cette blague pourtant connue, l’apprenti manque de peu l’oreille de son client avec son ciseau de surprise, mais se ressaisit rapidement. Je ne suis d’habitude pas très friand de ce genre de blagues, mais celle-ci est sortie toute seule.
Pendant que je m’installe dans le fauteuil de bois et d’osier, le barbier descend l’appuie-tête réglable pour qu’il puisse faire le shampoing confortablement. Je place mes pieds sur le repose-pieds en fonte au décor travaillé, marquée du nom de son fournisseur. La chaufferette incorporée ne servira pas aujourd’hui, en ce beau jour de mai. M. Vincent se dirige ensuite vers un drôle d’appareil pour y remplir son hydrocape d’eau chaude. L’appareil ressemble à une petite cuve, avec des tuyaux en dessous. A bien y regarder, cet appareil est un réchaud à gaz. Le gaz arrive par les tuyaux en dessous, alimente des brûleurs sur lesquels reposent les fers à friser. La cuve remplie d’eau située juste au-dessus bénéficie de la même chaleur ; un robinet sur le côté permet de se servir facilement quand l’eau est arrivée à la bonne température. Dans le couvercle est intégré un petit gobelet dans lequel le barbier laisse son blaireau. J’imagine que l’on peut également y mettre une serviette, mais je sais qu’il préfère les chauffer ailleurs.
Le barbier en amène justement une pour me l’enrouler autour du visage, pour préparer la barbe durant le shampoing. Il actionne son hydrocape pour me mouiller les cheveux et commence le massage de mon cuir chevelu. Comme ma tête est recouverte, c’est lui seul qui tient la conversation, ce qui ne me dérange guère. Il me parle des dernières nouvelles, politique, sport, monde, tout y passe, y compris la dernière folie que le voisin a offert à sa femme. De temps en temps, il ponctue ses nouvelles d’un “Plus haut, le peigne” ou encore d’un “Moins chaud, le fer” qui sont destinées à son apprenti.
Quand le shampoing est rincé, il m’enlève la serviette et on peut passer à la coupe. En quelques coups de tondeuse à peine, les cheveux sont coupés et coiffés. Il m’époussète les épaules avec sa brosse à nuque, et c’est maintenant le tour de la barbe. M. Vincent papillonne autour de moi, tout en continuant la discussion. Il passe son rasoir sur le cuir qui pendait près du miroir avec une vitesse qui demande une maîtrise incomparable, puis le blaireau qui trempait dans le réchaud s’active sur le savon pour former une bonne mousse crémeuse. Pendant qu’il me badigeonne le visage, mon regard continue de s’attarder sur les différents accessoires disposés sur le plan de travail en marbre.
Les outils du coiffeur barbier m’ont toujours fasciné. Leurs formes sont très élégantes, avec ces flacons en métal et en verre travaillé. Les gourdes à shampoing, à lotion, à brillantine, à talc, les vaporisateurs à balle en forme de poire… Chaque flacon a cette petite particularité qui le distingue d’un autre, ainsi chaque flacon est utile pour un usage bien précis.
– Dites-moi, je ne vois pas d’essuie-rasoir en caoutchouc, lui fais-je.
– En effet, j’ai changé pour un autre modèle, plus moderne. C’est le razor wiper Antiseptic, vous allez voir.
Il commence le rasage et en effet, une fois la lame pleine de mousse et de poils, il l’approche d’un drôle d’appareil que je n’avais pas encore remarqué, alors qu’il était tout proche. C’est une sorte de dévidoir en métal nickelé, contenant un rouleau de papier spécial. Le barbier essuie la lame de son rasoir sur le rouleau, puis actionne une petite molette sur le côté. Le papier se dévide alors vers l’arrière, emportant avec lui la mousse et les poils, vers un petit réservoir. A la fin du rasage, le réservoir est enlevé et nettoyé, et le rouleau est déjà prêt pour le client suivant.
Le rasoir glisse sur la peau comme une vaguelette de marée montante sur la plage, emportant peu à peu avec elle l’écume de savon vers le large. La finesse et la douceur du tranchant sont telles, que si je n’entendais pas le “shling shling” chantant du poil coupé, je ne saurais pas que l’on était en train de me raser. Quelques gestes sûrs plus tard, et me voilà rasé de frais. Le barbier passe la pierre d’alun sous l’eau puis sur mon visage, je ne sens que très peu de picotements. Il prend sa gourde à lotion et s’en asperge les mains, qu’il frotte l’une contre l’autre. La friction chauffe les paumes et fait s’évaporer l’alcool, laissant le champ libre à la glycérine pour faire son effet, et au parfum pour habiller mon visage et mes cheveux. Je ne connais pas plus doux que les mains d’un barbier, à part bien sûr celles de ma femme. Et pourtant, il a une poigne de fer à faire pâlir un mécanicien de remorqueur, tant ses mains sont musclées par l’usage répété de la tondeuse et d’autres de ses outils. Il est toujours amusant de voir de telles paluches actionner le ciseau et la tondeuse avec la légèreté d’un papillon.
– Redonne-t-on un coup de fer aux moustaches ?
– Allons-y.
M.Vincent ouvre un tiroir et choisit le bon fer, qu’il place sur le réchaud. Il demande au “petit” de venir voir, l’apprenti interrompt son balayage et s’approche de nous.
– Tu as dû voir ça à l’école, mais on va reprendre. Lorsque tu utilises un fer à friser, n’oublie pas de le mettre en contact avec du papier. Si le papier commence à brunir, c’est qu’il fait trop chaud pour la moustache. On garde le papier pour le placer entre la moustache et le visage, pour que le fer ne touche pas la joue du client. Tu dois tirer doucement les poils de moustache vers l’extérieur, en commençant près du point où ils se fixent au visage. Laisses-le agir pendant environ 10 secondes, pour un poil de cette épaisseur. Ensuite ouvres un peu ton fer et fais-le pivoter pour que les pointes de la moustache s’enroulent vers le plafond.
Pendant ce rapide cours de frisure, le maître a fait la partie gauche impeccablement. Il tend le fer au jeune homme qui comprend qu’il doit faire la moitié droite. Je lui fais un signe de tête approbateur pour le mettre à l’aise, et il se lance. Un peu fébrile au moment de fixer le fer, il tourne et remonte ensuite avec plus d’adresse que ce à quoi je m’attendais, pour un résultat tout à fait satisfaisant. Son maître lui reprend le fer et lui tape sur l’épaule, il repart alors balayer.
Le rasage et le coiffage étant maintenant terminés, je suis dirigé vers la caisse. Le temps de régler je continue la causette.
– Je me faisais la réflexion tout à l’heure, vous vendez beaucoup de lames, dites-moi. Si tout le monde se rase chez soi, vous n’aurez bientôt plus de barbes à faire !
– Peut-être, mais il faut vivre avec son temps, on m’en demande beaucoup, alors c’est ça ou voir partir les clients au Bon Marché en face. Et puis il y a tout de même des clients qui ne viennent que pour ça, qui ne seraient pas venus, sinon. Et puis il y a ceux qui testent, et qui reviennent se faire faire la barbe par un professionnel. Comme vous n’est-ce pas ?
– Oui c’est juste !
Je laisse une pièce dans le tronc, et fais un signe de tête à l’apprenti pour lui redonner du courage.
– Merci pour votre visite et votre fidélité, M. Henry. Dites-moi, Gibbs fait de la réclame en ce moment. Aimeriez-vous un jeu de l’oie Gibbs en cadeau, pour votre fils ?
– Ah volontiers, merci ! Voilà qui lui fera plaisir.
Je remercie M. Vincent et son apprenti, enfile mon chapeau et donne un dernier coup d’œil à la ronde, m’imprégnant encore quelques instants de cette ambiance de songe poudré, et me revoilà dans cette bonne vieille rue de Sèvres. Il fait bien beau en ce matin de mai, et à l’air matinal se mélange désormais un peu de parfum fraîchement appliqué. J’emporte avec moi un peu de rêve palpable, ce qui rendra sûrement ma journée plus belle.
Mon jeu de l’oie Gibbs sous le bras, je reste encore un peu devant la vitrine de mon barbier coiffeur préféré. Un peu pour admirer le résultat, et un peu pour revoir ce qui s’y trouve. Avec ma prime je m’achèterais peut-être un de ces beaux coffrets semainiers qu’il a en vitrine, c’est tellement beau… et puis non, que ferais-je d’autant de lames. Par contre pourquoi pas un parfum pour Madame !
Nous espérons que cet article d’un genre un peu différent vous aura plu ! Pour continuer l’immersion, voici différents outils utilisés par M.Vincent, barbier coiffeur des années 1920. Et vous, si vous aviez une machine à voyager dans le temps, passeriez-vous faire un tour chez M.Vincent ?
Brosse à nuque Collerette protectrice – Papier élastique crêpe Gourde à lotion Gourde à vinaigre et poudre de savon Hydrocape Boites à poudres Tronc de barbier Chaufferette de barbier Tondeuse Le Coiffeur
Bonjour et merci pour cette jolie histoire chez un barbier dans le siècle dernier.
Merci !
Ce récit est un pur moment de bonheur !
Superbe récit comme toujours merci et bonne journée 🙂
Mille merci de nous narrer ces petits bonheurs du temps passé…
Je n’ai pas connu celà chez moi en Belgique, mais j’ai découvert cet incomparable plaisir de se faire raser, au Japon où j’ai vécu plusieurs années !
Un bien joli reportage,lu avec la nostalgie d’une époque révolue…
Très sympa ! V
Merci pour ce tendre moment passé, cela m’a transporté, appaisé, qu’il devait faire bon vivre à cette époque!
Ou le respect, la conscience professionnelle avait encore de la valeur.
Je suis de Reims, et c’est bien dommage de ne pas pouvoir profiter des même services et qualité!
Merci Mille fois
Article fort instructif, on s’y croirait. Cela donne en effet l’envie d’inventer une véritable machine à remonter le temps.
Oui, c’est vrai que c’était la belle longue.
Les moments les plus simples rendaient les gens joyeux.
Merci pour cette machine à remonter le temps et longue vie à rasage classique
Bonjour j’ai 3 repose pieds Gelle Frères Paris identique à votre photo. Ça date d’avant guerre 39-45 et ils se trouvaient dans le salon de coiffure de mes arrières grands-parents !!!
Savez-vous combien cela peut côté ?
Il ont une histoire sachant que mon arrière grand père a été fusillé par les Allemands en 44.
Merci pour votre article Nicolas
Bonjour, merci pour votre commentaire ! Les repose-pieds que vous voyez ici ont été vendu aux enchères 50 et 90€ en 2022. C’est tout ce que nous savons. Bonne journée !