Où comment les Etats imposèrent les barbus.


S’il y a bien une chose que nous apprécions à la rédac de la Razette, ce sont les anecdotes croustillantes sur l’Histoire du rasage et de la barbe. S’il y a bien une chose pour laquelle tous les Etats sont fortiches, ce sont les impôts. Alors quand nous avons découvert que certains pays avaient des impôts sur la barbe… Il nous fallait en faire un article !

L’impôt sur la barbe en Russie

De 1698 à 1772, à la demande de Pierre le Grand, la Russie a eu sa propre taxe sur la barbe. De retour d’une tournée européenne en 1698, le monarque est entré dans une réception, a sorti une paire de ciseaux de son sac et a commencé à couper la barbe des personnes présentes, depuis le commandant en chef de l’armée jusqu’au bas de l’échelle.

Ne pouvant ou ne voulant pas couper toutes les barbes de Russie, Pierre publia un décret interdisant la pilosité faciale pour tous, à l’exception du clergé et des paysans. Des fonctionnaires ont envahi le pays, rasant de force les contrevenants sur place.

Mais lorsqu’un nombre alarmant de fonctionnaires ont commencé à fermer les yeux en échange d’un pot-de-vin, Pierre, en 1705, s’est tourné vers l’impôt. Grâce à cet impôt progressif, les plus riches devaient payer jusqu’à 100 roubles par an, tandis que les plus pauvres n’avaient qu’à régler quelques kopeks en entrant ou en sortant de la ville. En retour, les contribuables barbus recevaient un jeton de cuivre ou d’argent qui servait essentiellement de permis de barbe. De nombreux jetons ont été frappés au fil des ans, certains portant la mention « БОРОДА ЛИШНѦѦ ТѦГОТА » – « la barbe est un fardeau superflu ».

Jeton de taxe russe sur la barbe
Jeton de taxe russe sur la barbe

Derrière l’impôt, la modernité

Caricature de la taxe du tsar Pierre le Grand
Caricature de la taxe du tsar Pierre le Grand

Cette taxe était en partie destinée à financer la guerre de la Russie contre l’Empire suédois. Mais il s’agissait surtout de la volonté de Pierre le Grand de maintenir le pays en phase avec le reste du monde occidental. Dans toute l’Europe, la mode était au rasage de près et la barbe était de plus en plus perçue comme barbare. Mais si Pierre a pu penser qu’il introduisait une taxe sur les péchés, nombreux étaient ceux qui, en Russie, considéraient l’absence de barbe comme un péché.

Depuis le Moyen Âge, l’Église orthodoxe russe, elle-même exemptée de l’impôt, considérait la barbe comme un symbole de piété et d’obéissance – se raser revenait à abandonner la tradition et Dieu lui-même. Pendant des années, les prêtres ont refusé de bénir les imberbes.

« Le rasage de la barbe n’est pas seulement une folie et un déshonneur, explique le patriarche Adrien, c’est un péché mortel. »

D’autres considéraient l’impôt sur la barbe et les autres réformes de Pierre comme des affronts à leur mode de vie, allant même jusqu’à affirmer que Pierre était un imposteur ou l’Antéchrist lui-même. De violentes révoltes contre l’impôt ont commencé à apparaître dans tout le pays, comme des poils incarnés récalcitrants. L’un de ces soulèvements, la révolte d’Astrakhan de 1705 à 1706, réussit à effrayer Pierre pour qu’il lève la législation sur la barbe dans un certain nombre de villes.

Malgré cela, la taxe n’a pas disparu. Ce n’est qu’en 1772, 47 ans après la mort de Pierre, que la taxe est finalement abrogée par Catherine la Grande… Pour renaître ailleurs ?

Un impôt, oui. Mais sur la barbe ou sur son rasage ?

En 2016, une bataille a déchiré le Royaume-Uni, menaçant de plonger le pays dans le chaos. Il ne s’agissait pas du Brexit, ni même de la défaite surprise de l’équipe anglaise de football face à l’Islande, mais d’un barbier britannique qui estimait que les barbus ne payaient pas leur dû. Le barbier, Anthony Kent, voulait une taxe sur la barbe. Tous les propriétaires de barbe, a-t-il déclaré à la presse, devraient payer une taxe annuelle de 100 livres sterling pour leur pilosité faciale. Ceux qui arborent une barbe de moins de deux centimètres pourraient s’en tirer avec seulement 50 livres sterling, a-t-il concédé.

M. Kent, qui a admis être incapable de se laisser pousser plus qu’un bouc dérisoire, a toutefois affirmé qu’il ne s’agissait pas d’une vendetta. Les recettes supplémentaires, a-t-il expliqué, pourraient servir à réduire le déficit budgétaire national, qui s’élevaient alors à environ 19,1 milliards de livres sterling, soit environ 191 millions de barbes complètes ou 382 millions de barbes courtes.

Pendant ce temps, à la BLF

En fait, Kent souhaitait simplement attirer l’attention sur l’état général de la fiscalité dans le secteur de la coiffure. Il protestait notamment contre l’application aux salons de coiffure de la taxe à la consommation (TVA) en vigueur au Royaume-Uni, qu’il considérait comme injuste. La taxe sur la barbe, disait-il, n’était qu’un moyen de rendre les choses plus équitables.

En réponse, le Beard Liberation Front (BLF), un groupe britannique favorable à la barbe, a rallié ses troupes. Son fondateur, Keith Flett, a dénoncé la proposition, soulignant la nécessité de créer un service d’inspection de la barbe pour garantir le respect de la loi. Les coûts liés au fonctionnement de ce bureau de la barbe, selon lui, réduiraient les recettes supplémentaires générées par la taxe.

Impôts sur la barbe
Bon alors, on coupe ou on ne coupe pas ?

Une taxe sur le rasage

Mais ils n’avaient pas les mains tout à fait propres non plus. Quelques mois seulement avant la campagne de Kent, la BLF a proposé sa propre taxe – une « taxe sur le rasage » de 100 livres sterling pour toute personne se rasant au début de chaque année financière.

« La BLF affirme que le rasage n’est pas écologique, peut-on lire dans un communiqué de presse, et qu’une taxe sur le rasage contribuerait grandement à la réalisation des objectifs de réduction des émissions de carbone en réduisant l’utilisation des rasoirs électriques et l’énergie utilisée pour fabriquer les produits de rasage. » Ces barbus ne connaissent décidément pas les joies du rasage traditionnel, qui lui est écologique !

Depuis 2016, le gouvernement britannique n’a toujours pas cédé aux demandes du barbier ou de la BLF et le pays a, pour l’instant, évité de justesse de sombrer dans l’agitation civile. D’autres pays, en revanche, n’ont pas eu cette chance.

Les impôts et taxes au poil dans le reste du monde

Si l’histoire des taxes capillaires prête à sourire, elle rappelle aussi comment les gouvernements ont souvent utilisé les apparences personnelles pour exercer un contrôle social ou culturel. Petit tour du reste du monde des autres taxes ou lois encadrant les poils et cheveux.

France

Pierre Dac et Francis Blanche - Malheur aux Barbus
Pierre Dac et Francis Blanche – Malheur aux Barbus

Au début des années 1500, François Ier, qui portait la barbe, reçut du pape l’autorisation de prélever un impôt sur la barbe des prêtres, en partie pour financer ses guerres contre le Saint Empire romain germanique. Il en résulta un clivage entre les ecclésiastiques de cour les plus riches, qui pouvaient se permettre de payer la taxe, et les prêtres de village les plus pauvres, qui ne le pouvaient pas.

Profitons en pour rappeler cette anecdote sur la barbe de ce grand Roi :  François Ier n’a pas toujours été barbu. Mais un événement marquant survenu le 6 janvier 1521 allait changer la donne. Alors qu’il célèbre l’Épiphanie avec sa cour, son cousin tire la fève. Par amusement, le roi organise une fausse bataille pour attaquer l’hôtel de son cousin. Cependant, la plaisanterie tourne au drame lorsqu’une bûche enflammée est projetée et atteint François Ier au visage. Gravement blessé, il tombe dans le coma, mais s’en sort avec des cicatrices sur les joues.

Pour masquer ces marques, François décide de se laisser pousser la barbe. Ce choix esthétique devient rapidement une mode imitée dans toutes les cours d’Europe, y compris en Angleterre où Henri VIII adopte également la barbe. Cette tendance royale dominera les styles masculins pendant un siècle.

Angleterre

En Angleterre, tiens, le même Henri VIII (célèbre pour ses mariages tumultueux) instaura également une taxe sur la barbe. Sous le règne de sa fille, la reine Élisabeth Ire, cette taxe devint un indicateur de statut social. Plus votre barbe était longue, plus vous payiez. En somme, une barbe imposante signifiait une bourse bien garnie — et une contribution non négligeable aux caisses de l’État.

C’est encore la Grande-Bretagne qui a eu cette idée géniale : taxer les poudres parfumées appliquées sur les perruques. La liste des personnes exonérées sera cependant très longue et comprendra, notamment, les membres de la famille royale et ses serviteurs. Cette taxe instituée en 1795 aura pour conséquence de changer lentement mais sûrement les canons de la mode. En 1812, le nombre de personnes qui paient la taxe est par exemple de 46 684. Ce chiffre tombe à 997 en 1855. En 1869, la taxe est supprimée.

Iran

T-shirt pour mesurer la barbe

Au fil des siècles, l’idée de taxer les poils a fait son chemin. En Iran, sous le règne des Qājārs, des taxes similaires étaient imposées, avec des montants variant selon la longueur et l’épaisseur des moustaches. On peut imaginer les marchés bruyants, où les percepteurs d’impôts mesuraient les barbes des commerçants avec des règles artisanales. Alors qu’aujourd’hui, il existe des t-shirts pour mesurer les barbes !

Chine

En Chine, certaines périodes impériales ont vu des lois interdisant certaines coiffures ou exigeant des coupes de cheveux spécifiques, comme le fameux « toupet à la queue » imposé sous la dynastie Qing. Le 24 septembre 1392, Zhu Yuanzhang, premier empereur chinois Han de la dynastie Ming, a promulgué une loi sur la coiffure obligatoire, imposant à tous les hommes de laisser pousser leurs cheveux longs et interdisant de se raser une partie du front en laissant des mèches de cheveux, ce qui était la coiffure mongole. Le barbier, la personne rasée et ses fils étaient condamnés à la castration s’ils se coupaient les cheveux, et leurs familles devaient être envoyées en exil aux frontières. Cette mesure a permis d’éradiquer les coiffures mongoles partiellement rasées et d’imposer les longues coiffures han.

Après l’effondrement de la dynastie Qing dans les années 1910, à laquelle a succédé la République de Chine, tous les hommes chinois ont cessé d’arborer la tonsure à queue au profit de coiffures occidentales courtes.

Japon

Au cours de la période Edo (1603-1867) au Japon, le shogunat Tokugawa a ordonné aux hommes japonais de se raser le front (coiffure chonmage) et de se raser la barbe, les poils du visage et les moustaches latérales. Cette mesure était similaire à l’ordre de queue de la dynastie Qing, dont on vient de parler. Au cours de la quatrième année de la période Meiji, en 1871, l’empereur Meiji promulgue l’édit Dampatsurei qui abolit la coiffure chonmage. À la suite de ce décret, publié dans le cadre de la restauration Meiji, tous les hommes japonais ont été contraints de couper leurs crêtes et d’adopter des coiffures occidentales courtes, ainsi que des vêtements occidentaux. Le chonmage a été abandonné en même temps que la classe des samouraïs dans les années 1870, à la suite de la restauration Meiji et de la modernisation du Japon. Toutefois, ce décret abolissant la coiffure chonmage ne s’applique pas aux lutteurs de sumo, qui sont autorisés à continuer à porter le chonmage à l’ère moderne.

Pour en savoir plus, lire notre article sur le rasage au Japon.

Etats-Unis

Les cheveux longs pour les hommes étaient illégaux dans la colonie de la baie du Massachusetts à partir de 1634. En 1907, le sénateur Johnston Cornish a présenté un projet de loi instituant un impôt sur la barbe dans l’état de New-Jersey :

Holmes le meurtrier à la trompe
Holmes, le meurtrier à la trompe, avait en effet une sacrée moustache, et a trompé énormément.
  • Barbe ordinaire, 5 dollars ;
  • Barbe avec bouc, 50 dollars ;
  • Favoris de plus de 6 centimètres, 15 dollars par centimètre supplémentaire ;
  • Hommes chauves avec favoris, 25 dollars
  • Barbe rousse, supplément de 20%.

Il proposait cette taxe afin d’imposer, dit-il, tous ces hommes qui laissent pousser leur barbe pour économiser les frais du coiffeur ou dissimuler leurs traits, non sans quelque raison louche apparemment. Pour étayer ces affirmations, le préambule du projet de loi fait référence à un certain nombre de personnes peu sympathiques qui portaient des moustaches : « Holmes le meurtrier à la trompe » et « Palmer l’empoisonneur ».

Yemen

En 1936, le Royaume du Yémen a instauré une « taxe sur l’absence de barbe », ce qui signifiait que les hommes rasés de près devaient payer une taxe au lieu de se laisser pousser la barbe. Cette politique diffère de l’approche adoptée dans d’autres nations islamiques, où la tradition et la charia ont été utilisées pour exiger que les hommes se laissent pousser la barbe sous peine de sanctions.


L’histoire des taxes sur les barbes nous montre à quel point la pilosité a été bien plus qu’une simple question de mode. Elle a été un symbole de pouvoir, une cible fiscale et, parfois, un véritable champ de bataille culturel. Alors, la prochaine fois que vous passez votre main sur votre barbe ou que vous vous apprêtez à la raser, pensez à ce luxe incroyable qu’est la liberté de choisir votre style. Derrière ce geste anodin se cache une histoire fascinante où l’esthétique et la politique se croisent, rappelant que même les choix les plus personnels peuvent marquer l’histoire !

4 Replies to “Des impôts au poil”

  1. Tout cela est fort bienvelu, on peut y joindre quelques autres éléments: sous le Second Empire, la barbe jugée républicaine était interdite aux enseignants. Il y a peu la question s’est posée au Royaume Uni de savoir si l’armée autoriserait ou non les militaires à porter la barbe; je ne sais pas où on en est. La moustache en tout cas était obligatoire à l’époque victorienne voire plus tard, mais avec des règles correspondant à la hiérarchie: le général Kitchener, celui de « Your country needs you! », pouvait arborer une moustache en guidons de vélo (référence aux vélos d’autrefois, d’ailleurs, avec les deux poignées plus basses que l’axe central) mais le militaire de base avait droit au modèle Blake de Blake et Mortimer, sans plus. Et récemment en France, les pompiers se sont vu refuser la barbe au motif que la suie et les autres résidus chimiques de combustion s’éliminent mal dans la végétation faciale, ce qui n’est pas sain, on en conviendra.

  2. Vous n’auriez pas dû publier cet article ( qui m’a bien plu ), car il va donner des idées à Macron et sa bande……. Je crois bien en avoir vu plusieurs de son camp se raser subrepticement pendant que les autres ne regardaient pas. Les barbus, méfions nous et groupons-nous, peut-être sous la bienveillante bannière de La Razette ??????

  3. Excellente histoire…en effet ce qui semble être une liberté évidente aujourd’hui ne l’a pas toujours été.
    L’homme doté de pouvoir a sou ent utilisé des moyens vrailent extravagants pour assoir son pouvoir et son autorité. Dire que certains ont souffert pour quelques poils!
    C’est tout aussi fascinant que l’accès au port du pantalon pour les femmes…par exemple.
    Merci pour ces recherches partagées. Toujours un plaisor de vous lire.

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