Où nous découvrirons ce qui a modelé le monde du rasage français, au XXème siècle

Loin d’être exhaustive, cette petite saga a pour but de survoler les tendances, les habitudes, les grandes marques, les chamboulements et les brevets incroyables (et bien plus !) qui ont façonné le rasage en France durant  le siècle dernier. Nombre des ces histoires ou anecdotes méritent des articles plus longs, et nous serons ravis d’étendre certains sujets le moment venu.

Notre rétrospective vous sera présentée en trois parties :

  • La première (cet article) couvre les années 1900 à 1918
  • La suivante couvrira l’entre-deux-guerres et la seconde guerre mondiale
  • La troisième se penchera sur l’après-guerre et ira jusqu’à la fin du siècle

1900-1904 : Situation au tournant du siècle

Le Président Emile Loubet.

En 1900, pendant que Paris accueille l’Exposition Universelle qui fait le bilan d’un siècle, la France est en plein dans la belle époque et l’art nouveau. Mais comment les Français se rasaient-ils ? La mode est plutôt à la barbe sous la IIIème République, comme en témoignent de nombreux tableaux ou photographies, mais il existait déjà plusieurs types de rasoirs, que les Français utilisaient à la maison ou dans les salons de barbier.

Chez le barbier

Salon de barbier du début du siècle.
Salon de barbier du début du siècle.

Les salons de barbier étaient encore très utilisés à l’époque, soit parce que les gens n’avaient pas les moyens de se payer un rasoir de qualité ou n’avaient pas la place pour se raser à la maison, soit parce que leur fonction ne nécessite pas un rasage quotidien, soit pour le seul plaisir de revoir les copains.

Le salon était un lieu social très actif, surtout dans le sud de la France, et c’était l’occasion de se retrouver entre hommes pour parler des derniers matchs sportifs, échanger les derniers ragots, se donner des nouvelles… On y parle aussi bien de politique que d’économie, tout en se faisant coiffer et raser par le coiffeur barbier. Les deux termes sont d’ailleurs utilisés aussi bien pour l’un que pour l’autre, on peut aller se faire raser chez le coiffeur ou se faire coiffer chez le barbier, et ça ne dérange personne.

A la maison

Peu d’eau courante ou d’eau chaude (et ce pendant encore longtemps), pas d’électricité, espaces partagés et journées chargées… Si l’on couple ces nombreux éléments au manque de confort que permet le matériel d’époque, on est en fait assez loin de ce que nous vivons aujourd’hui. Le rasage en France ne se faisait parfois que le dimanche, avant d’aller à l’église.

Quels outils ?

Le rasoir droit (que l’on ne nommait pas encore coupe-choux) était bien sûr encore très répandu, et avait encore de belles années devant lui. De nombreux appareils et accessoires voyaient alors le jour pour créer des rasoirs « de sûreté ». Il s’agissait soit de créer un rasoir ayant la même forme qu’un coupe-choux mais présentant des mécanismes de garde divers, soit d’accessoires (peignes, barres de garde) que l’on venait attacher à n’importe quel coupe-choux pour le transformer en rasoir de sécurité.

Le rasoir de sûreté tel qu’on le connait aujourd’hui a été inventé / démocratisé par Gillette vers 1903. Mais avant cela, un rasoir de sûreté pouvait avoir une multitude de forme, de système, de taille et de complexité. Les fabricants d’articles de rasage en France figuraient parmi les plus inventifs et les plus prolifiques ! La grande majorité de ces rasoirs étaient alors ce qu’on appelle aujourd’hui des rasoir rabots, dont la lame n’est ni plus ni moins qu’une section de lame de coupe-choux.

Les frères Kampfe aux USA inventent le rasoir Kampfe Bros (qui deviendra le STAR par la suite) en 1875, qui sera breveté en France en 1895, et il y rencontre un franc succès en ce début de siècle, si bien que les copies sont nombreuses. Le Pogonotome, depuis 1879, est un bel exemple de rasoir rabot, simple mais très élégant. Certains « Rabots » ont perduré jusque dans les années 1950 (Kindal, Rolls…), répondant à une demande d’utilisateurs très attachés à leurs habitudes ou traditions.

Fontaine, Astor, Augsute Bain, Éléphant, Kampfe Bros.
Fontaine, Astor, Auguste Bain, Éléphant, Kampfe Bros.

1905-1913 : l’avènement du rasoir à double tranchant

Gillette réinvente le rasage en France et dans le monde

Bien qu’inventé en 1895, le rasoir Gillette n’est breveté en France qu’en 1903, mais c’est vraiment à partir de 1905 qu’il est commercialisé. Ce rasoir utilise une lame mince à double tranchant et à trois trous, marquée de leur slogan novateur « No Stropping, No Honing » (pas d’affilage, pas d’aiguisage). C’est une lame qui, après usage, se jette. Vous l’avez deviné : Gillette a ainsi inventé le tout premier objet de la « société de consommation » !

Publicité Gillette "No Stropping, No Honing".

Le repasseur, ou comment lutter contre le jetable

Quand Gillette a essayé d’implémenter un nouveau cycle de consommation (utiliser – jeter – racheter), les consommateurs n’avaient jamais vu cela auparavant. Là où il a fallu un temps d’adaptation pour certains, d’autres sont restés sceptiques. Une aubaine pour les inventeurs et industriels de l’époque qui ont tout de suite sauté sur l’occasion pour faire montre de leurs talents respectifs, en créant les « repasseurs ». Ces petites machines plus ou moins sophistiquées avaient la même utilité : redonner à la lame son tranchant en la faisant passer tantôt sur des rouleaux de cuir, tantôt sur des petites pierres d’affûtage. Bien souvent, le mécanisme comportait une articulation ingénieuse permettant de retourner la lame automatiquement. Ces repasseurs pouvaient être mécaniques (à chariot sur rails, barres, à rouleaux …), statiques (verre ou forme de gouttière) ou de simples porte-lames pour la passer sur un cuir ou une pierre.

Différents repasseurs de lames de sûreté.
Différents repasseurs de lames de sûreté.

Les fabricants de rasoirs à lame fine se multiplient

Apollo et ses tranchants courbes.
Apollo et ses tranchants courbes.

Bien que les rasoirs et lames Gillette soient brevetés et protégés entre 1903 et 1918 (un brevet durait alors 15 ans), de nombreux fabricants sont convaincus par le rasoir à lame fine à double tranchant, et plongent dans la guerre commerciale tête baissée en copiant, détournant, s’inspirant du Gillette. Mais, très rares sont les fabricants qui gravent leur rasoir à ce moment là, se cachant derrière des marques sans âme ou derrière des noms de grands magasins, de couteliers ou de petits commerçants. Et oui, difficile alors pour Gillette de taper sur de nombreux petits revendeurs !

Certains fabricants français proposent toutefois de vraies alternatives : Apollo vend un rasoir « Bijou » et ses lames à bords non parallèles, Manufrance fabrique des rasoirs à simple tranchant au système intéressant et à la présentation soignée (Prima, Le Barbu), Leresche également avec le Globe-Trotter, Jak, Le Touriste, Up-to-Date…

Plus le temps passe et plus Gillette s’impose, et plus certains fabricants se mettent à fabriquer des rasoirs et lames compatibles avec Gillette, en frôlant voire même assumant la copie (nous aimons particulièrement les marques Yvette, Georgett, Genette, pas très subtiles mais tellement charmantes !). Le marché était tel, qu’il valait mieux essuyer quelques procès et écoper de quelques amendes mais être présent tôt, plutôt que de rater le coche. Par exemple, la firme Leresche dépose en 1915 (soit trois ans avant la fin de la protection de la lame Gillette) les premiers dessins de l’enveloppe de sa lame à trois trous et double tranchant (identique à la Gillette), mais ne la commercialisera officiellement qu’en 1923 !

1914-1918 : se raser en temps de Guerre

Dans les tranchées

Les Poilus sont surnommés comme tel car ils étaient nombreux à porter la barbe ou la moustache. Dans les tranchées, les conditions d’hygiène sont déplorables au début. Les Poilus cohabitent avec toutes sortes de nuisibles et les épidémies se répandent facilement. Fin 1915, le sous-secrétaire d’État du service de santé, Justin Godart, commande aux médecins-majors un état des lieux. Des mesures épidémiologiques sont prises et on installe des salles de bain. Quand les Anglais viendront renforcer les troupes, ils s’efforcent d’améliorer la salubrité des cantonnements et des fermes où ils passent.

Les rasoirs Gillette de la première guerre mondiale.
Les rasoirs Gillette de la première guerre mondiale.

Mais revenons au rasage : les Poilus doivent se raser non seulement pour maintenir une hygiène saine, mais également parce que l’utilisation des masques à gaz pour lutter contre le gaz moutarde force les soldats à être rasés de très près.

Quand les GI américains joignent les forces françaises sur place, ils leur présentent les rasoirs Gillette, déconcertants de facilité. Les rasoirs conçus pour les tranchées étaient livrés avec un petit miroir et des punaises pour accrocher celui-ci n’importe où. La plupart de ces sets étaient recouverts de toile khaki pour bien se marier avec le reste du paquetage.

Les coupe-choux pouvaient être très dangereux s’ils n’étaient pas bien maniés. Se raser, surtout autour du cou et de la gorge, exigeait de la précision et une main ferme. Beaucoup de soldats avaient des visages pleins d’entailles et de coupures car leurs mains tremblaient tellement à cause de l’expérience de la bataille. Le rasoir de sûreté était donc un vrai plus ! Aussi, il était assez courant de se raser les uns les autres plutôt que de se raser seul. Il était peut-être plus facile de le faire faire que de se fier à un miroir brisé et d’essayer de faire le travail soi-même.

La guerre dans le Nord. Secteur de Carency. La toilette dans la tranchée. Archives départementales du Pas-de-Calais, 12 J 356.
La guerre dans le Nord. Secteur [de] Carency. La toilette dans la tranchée. Archives départementales du Pas-de-Calais, 12 J 356.

Dérives

Pour oublier l’atrocité des tranchées et suite aux pénibles manques de rations, certains soldats se mettent à boire leur aftershave. Il faut se rendre compte qu’à l’époque ces lotions alcoolisées étaient des préparations d’alcool et de plantes, et étaient donc plus faciles à ingérer qu’aujourd’hui. Mais ce n’était tout de même pas formulé pour, et entre les problèmes de santé et les soucis d’image de marque, les fabricants ont revu leurs formules dans les années qui suivirent pour ajouter des colorants (le fameux Aqua Velva deviendra bleu pour cette raison !) et autres produits spéciaux ne donnant pas envie.

Gillette toujours prêt !

Gillette ayant signé l’un des plus juteux contrats de l’histoire avec l’armée des Etats-Unis, ils fabriquent 3,5 millions de rasoirs entre 1917 et 1918. Il leur a été facile de les écouler : dans les paquetages bien sûr, mais aussi aux particuliers du monde entier, pour soutenir les forces au front. Une opération qui marquera à jamais le marché du rasage, puisque beaucoup rentrent à la maison avec un Gillette, et difficile de s’en séparer !

A suivre dans notre deuxième partie !

13 Replies to “Le rasage en France au XXème siècle – 1ère Partie”

  1. Article très intéressant… La photographie intitulée un soldat français rase un soldat anglais en 1917, interpelle ! On y voit quatre soldats manifestement allemands ! Quelle est la référence de cette image ? Êtes-vous certain qu’elle date de 1917 ?

    1. Bonjour et merci ! J’avoue ne pas avoir vérifié deux fois mes sources, je n’ai fait que reprendre ce qu’avançait ma source. Je vais donc en chercher une autre ! Merci pour votre œil de lynx et à bientôt !

  2. Bonjour : tres beau réci sur l’histoire du rasage et celle de la permiere guerre mondiale que beaucoup de ce monde ne connaisse pas !! les debut du modernisme est la mort stupide de pauvres soldats venu de tous pays pour sauver la FRANCE !!!.
    je vous remercie pour cette piqure de rappelle qui ne nous font pas oublier ce temps là.
    Cordialement : Jean Marc

  3. Merci pour cette « saga », cela fait très longtemps que je recherche des articles que l’histoire du rasage, en vain. J’attends avec hâte les prochains épisodes ! Et peut-être un jour une histoire encore plus ancienne ?

    1. Merci beaucoup pour votre commentaire ! Nous avons souhaité rester en France et au XXème pour cette saga, mais bien sûr nous serons ravis d’explorer les autres périodes et autres pays dans nos futurs articles !

  4. Bonjour Thomas,
    Merci pour cette revue instructive et détaillée, un réel plaisir a lire.
    Pour info, la première photo représente l’armée Anglaise et au premier plan, celui qui se « blairotte », a sur la tête un casque Prussien de ~ 1914, certainement une prise de guerre.

    1. Bonjour Thierry, merci beaucoup pour le gentil commentaire et les précisions ! Oui le casque ne trompe pas. Mais ça reste « en France » 😉

  5. Merci de la découverte.
    De l’article et des photos.
    Le rasoir que j’avais acheté au marché aux puces en 1975 pour couper les quelques poils folets qui ornaient mon menton est un Gillette de la Grande Guerre.
    Je l’ai gardé car je le trouvais beau et sobre.
    En y regardant de plus près, il est effectivement  » Property of US Army ».
    Solide, non !

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