Dans la première partie de cette saga, nous avons découvert que les deux premières décennies ont été marquées par l’arrivée de Gillette sur le marché Français, et bien sûr par la première Guerre Mondiale. Nous allons maintenant voir comment la France rebondit à ces deux événements. On ne s’en rend pas compte aujourd’hui car tout a disparu depuis longtemps, mais la France a été le pays le plus inventif, et dont le marché fut l’un des plus florissants ! Et c’est cette période d’entre-deux guerres qui en fut le théâtre.
1918 à 1929
Bien rasé, les cheveux plaqués et la raie au milieu, l’homme des années 1920 n’est plus un Poilu et prend soin de lui. De retour du front, il a appris et retenu la discipline et l’importance d’une toilette fréquente, et ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd.
A chacun sa lame
Nous en parlions dans la première partie : la protection du brevet de Gillette tombe en 1918, et c’est la porte ouverte à toutes sortes de choses. Les fabricants peuvent enfin assumer leurs créations, compatibles ou non avec les rasoirs et lames Gillette, on assiste donc à une véritable explosion du nombre de marques françaises. Fabricants de lames ou de rasoirs, parfois les deux à la fois, parfois seulement distributeurs, le marché est assailli mais demandeur de nouvelles marques, les affaires vont donc bon train.
Afin de s’assurer des ventes pérennes, le fabricant a deux options. Il peut fabriquer un rasoir qui utilise des lames standard, la vente est alors aisée mais le client peut ne pas lui apporter sa fidélité. Il peut à l’inverse proposer un modèle dont les lames sont propriétaires, l’utilisateur devra donc adhérer à ce système de lame en particulier, mais ce rasoir ou ce type de lame devra alors avoir un argument de vente que les autres n’ont pas.
Premières techniques marketing
Le fabricant camouflera donc son besoin de fidélité par un argument différent, axé sur le besoin du client : nos lames sont plus tranchantes, plus fines et plus confortables, mieux maintenues, moins chères… On verra aussi la création de lames à double tranchant non parallèles, à triple tranchant, quadruple…. Jusqu’à sept, un par jour de la semaine ! Des lames rondes également : plus besoin de viser, ça rase de tous les côtés. La créativité des inventeurs atteindra la créativité des publicitaires, surtout à partir de la décennie suivante.
Les lames portent des noms de famille de fabricants ou couteliers (Thiers-Issard, Leresche…), des noms plus patriotiques (Antiboche, Le Poilu, L’Américaine, Gueules Cassées…) mais aussi des noms rigolos qui sont compréhensibles par tous, et qui reprennent les mérites promis : Kyt-Yen, RazEco, Kiraz, Raz-Vite, Sans Rival… Elles arborent des enveloppes travaillées et souvent finement décorées, qui font l’objet de superbes collections.
Le rasoir de sûreté dans tous ses états
Maintenant que les fabricants peuvent proposer des rasoirs compatibles avec les lames Gillette, ils s’en donnent à coeur joie. La décennie 1920 verra donc plutôt une multitude de copies, clones ou variantes des modèles de Gillette, plutôt que de vraies créations (en France en tout cas). C’est toutefois le moment pour les marques de se créer et de se faire une place sur le marché : Leresche, Le Coq, Gibbs…
Et l’électrique alors ?
Il est un peu tôt encore pour jouer avec cette énergie révolutionnaire et indispensable aujourd’hui, mais certains fabricants tentent le coup. Les quelques essais des années 1920 en rasoirs électriques sont plutôt étrangers. Certains sont filaires, d’autres accueillent une pile dans le manche (Diadem, Telerazor…), et dans tous les cas l’électricité ne sert qu’à faire vibrer le manche ; tous utilisent encore des lames jetables à simple ou double tranchant.
Le coupe-choux, seul sérieux de l’histoire ?
Le rasoir droit a toujours une belle place sur le marché, malgré les dénigrements réguliers des publicitaires de Gillette et consorts. En 1920 : deux tiers des fabricants de coupe-choux français sont Thiernois. L’évolution des aciers et des techniques de fabrication permettent aux fabricants de proposer des rasoirs de plus en plus évidés, et de très nombreux utilisateurs leur sont encore fidèles.
Les changements et essais d’innovation n’affectent pas tant les formes ou l’utilisation des rasoirs droits, mais plutôt les traitements qu’on apporte à leur lame, ou leur marketing. Acier à l’argent, acier magnétique, acier au radium (!)… Plus simple encore : on donne des appellations « pour barbe dure », « pour peau sensible » à des rasoirs similaires, sans fondement, pour aider le coupe-choux à survivre face aux rasoirs de sûreté.
1930 à 1939
L’homme des années 1930 porte la moustache fine à la Clark Gable, la raie sur le côté, ses cheveux gagnent en volume. Il porte un Fedora, et les pantalons de golf sont à la mode (merci Tintin !).
Le rasoir de sûreté inspire les inventeurs
On étudie toutes les formes possibles de peignes, de manches, de capots, pour obtenir un rasoir plus performant que celui de la concurrence. Mais aussi différents aciers, différentes ouvertures, différents angles… Même les boîtiers sont parfois brevetés ! Mais alors : gadget ou révolution ? La réponse est bien gadget, bien souvent. Mais c’est cela qui est formidable : l’effervescence des créateurs qui ont tout étudié, tout essayé, pour se rendre compte qu’il n’y avait guère mieux que le premier Gillette. Bien sûr on perfectionnera certains détails, les matériaux et designs plus intéressants, les lames sont de plus en plus confortables, mais regardons nos rasoirs de 2019 : beaucoup reprennent un design qui a 115 ans !
Citons tout de même quelques pépites. D.Pétard et son utilisation de l’inox (le seul en France !) ; Vib’Raz et sa tête à rouleaux, qui vibrent pour un meilleur rasage ; Valencia et son slant à peigne ouvert ; Kabrand et Péroni avec leurs têtes dont on peut changer l’angle ; Gibbs et sa tête à deux coupes différentes ; Kirby Beard et leurs designs dignes de bijoutiers ; Licence Palmer, Hol’Pif / Le Supreme et Gibbs pour leurs rasoirs réglables…
C’est en 1935 que Gibbs sort un ovni dans le monde du rasage Français : un rasoir réglable ! 20 ans avant les premières versions de Gillette. Le succès est indéniable, et plusieurs variantes sortiront : en aluminium anodisé, et à bouton pour ouverture le capot à clapet. Le design sera repris par Personna dans les années 1950 avec son modèle Micromatic.
Rockwel n’a rien inventé
En 1936, Bohin (fabrique d’aiguilles) se lance dans le marché du rasage, qu’elle côtoiera jusque dans les années 1950. Bohin fait fabriquer ses lames et son rasoir par d’autres, mais c’est ce dernier qui marquera son temps. Il impressionne d’abord par sa calandre absolument hors norme, puis par la conception massive de sa tête (les dents sont taillées dans la masse !). Mais ce qui le fait sortir du lot, c’est sa tête réversible qui permet deux agressivités de rasage différentes. Un système simple et ingénieux que Rockwell et d’autres proposent encore aujourd’hui ! Bohin n’avait qu’un modèle, mais qu’elle proposait dans de nombreuses présentations, soignées et charmantes, qui ravissent les collectionneurs du monde entier. Bohin est une des rares marques qui existent encore, ils sont aujourd’hui spécialisés dans la fabrication d’aiguilles de couture.
Le peigne fermé : une même idée pour deux fonctions
En 1935, Leresche dépose un brevet pour son modèle #77 à « barrette ». L’argument principal de ce rasoir résidait dans son peigne fermé, novateur pour l’époque. Il n’est toutefois pas le premier, et c’est là que c’est intéressant : pour une même structure (une garde droite séparée par un grand espace du centre de la tête), deux marques mettent en avant une utilité complètement différentes. La seconde se serait-elle inspirée de la première ? Aurait-elle compris quelques années plus tard, que la vraie utilité de cette invention était toute autre ? C’est Darwin qui, le premier, dépose son brevet en 1924 pour un peigne fermé, argumentant que celui-ci permettait un rinçage plus aisé du rasoir, grâce au grand espace dégagé entre la garde et le centre de la tête (cf image ci-dessous). En 1935 Leresche dépose un brevet pour un peigne fermé similaire, mais argumente complètement différent sa demande. Cette fois-ci il met en avant la barre en elle-même (et pas l’espace derrière), sensée bien tendre la peau avant le passage de la lame.
Le résultat ? Les deux sont vrais, et les deux sont des arguments encore utilisés de nos jours pour choisir un peigne fermé.
Exigeant ou récalcitrant ?
De la même manière que les GII, Contour et Sensor se vendent encore aujourd’hui aux générations refusant de changer de rasoir (souvent à raison), dans les années 1930 certains utilisateurs rechignent à modifier leurs habitudes. Ainsi, certains fabricants continuent de proposer des rasoirs rabots (Kindal, Le Coq, Leresche) pour la demande exigeante. Ces modèles tardifs paraissaient épurés par rapport aux rasoirs à rouleau des origines, que l’on vendait dans de belles boîtes lithographiées, mais ils ravissent l’oeil encore aujourd’hui.
Le rasoir électrique se prépare
Les années 1930 voient arriver les premiers rasoirs électriques à sec (fini les lames jetables !). En 1934 on avait déjà vendu 76000 rasoirs électriques en Amérique du nord, trois ans plus tard on avait atteint le million et demi d’appareils. La démocratisation se fera réellement dans les années 1960, mais les européens sont très rapides à importer les premiers modèles, et à proposer les leurs.
Les coupe-choux se font coquets
Dans les années 1920-1930 les fabricants de rasoirs droits explorent de nouvelles matières pour la confection des chasses, comme le celluloïd (inventé bien plus tôt, mais perfectionné au fil du temps). C’est après une augmentation du prix de la corne que ces fabricants s’intéressent à d’autres matières comme le celluloïd. Celui-ci est excellent pour créer des imitations de corne ou d’écaille de tortue. Il ajoute une belle touche d’originalité aux rasoirs courants (l’écaille étant réservée aux rasoirs de luxe). Le problème, c’est qu’il est très instable et extrêmement inflammable. De nombreux incendies ravagent les ateliers et il faudra songer à de nouvelles matières.
Les chasses en ébonite et autres matières synthétiques arborent de beaux écussons en maillechort (un métal décoratif très fin), avec parfois des inserts de nacre (spécialité de la maison Voissière de Thiers).
1939-1945
Le rasoir du GI
Le set de rasage du paquetage du GI est beaucoup moins classe que pour la Grande Guerre, mais Gillette en fait tout de même partie. Cette fois le rasoir est plus sobre, le rasoir du soldat est le Tech. Parfois avec un manche en bakélite, parfois tout métal, il n’a pas toujours de coffret ou d’étui, et se glisse dans n’importe quelle poche.
Pénurie de métaux : la guerre pousse l’innovation
L’effort de guerre réquisitionne les matières premières, les hommes, et les rêves. Elle poussera toutefois les créateurs et inventeurs à innover avec d’autres matériaux, c’est à ce moment que les matières plastiques vont vraiment faire leur apparition dans le quotidien des français. On note donc une recrudescence de rasoirs en bakélite : certains à têtes réversibles, d’autres sont des slants inspirés des rasoirs allemands (le fameux « Île de France », représenté par le personnage Poilenbiais). L’utilisation de bakélite sera toutefois de courte durée, le métal reviendra peu à peu.
La seconde guerre mondiale va porter un coup beaucoup plus violent au marché Français que la première. A suivre dans notre prochain épisode : troisième et dernière partie !
Super j’adore
Je me sers de rasoirs de sécurité depuis des lustres. Vivement la deuxième partie
très bien réalisé, continuez comme cela et merci pour l’histoire du rasoir .
Super intéressant !
Merci
Supers articles. Vivement le prochain.
Hyper intéressant .Vivement la suite .
Bonsoir,
Bravo pour votre travail! Vos articles sont très agréables à lire et on apprend plein de choses intéressantes. C’est bien d’arriver à communiquer ainsi sa passion.
Merci et bonne journée.
Merci beaucoup pour ce bel article !
Les lames d’ ile de France, ils sont encore usables?
J’ai un bakelite et des lames, mais je sais pas si c’est possible d’ user.
Merci.
Superbe info
Bonjour, le rasoir Île de France ne peut utiliser que des lames de la marque Île de France, car elles ont un format très spécifique. Si les lames que vous avez ont été bien conservées, peut-être qu’elles peuvent être encore utilisée, mais il faut bien s’assurer de leur état. Les lames actuelles ne peuvent pas être modifiées pour aller sur le rasoir IDF, c’est impossible. Par contre, vous pouvez peut-être modifier le rasoir en limant les picots de sont capot pour qu’il puisse accepter des lames modernes. Merci pour vos commentaires, bons tests !
Bonjour, une petite erreur sur les chasses en celluloïde fabrication en 1925 du au forte augmentation de la corne, renseignement au près de Mr Voissière Thiers.
Bonjour, merci beaucoup pour ces précisions !