Où l’on apprend que sans Probak, Gillette aurait peut-être disparu en 1930 !


Quelle marque de rasoir et de lame préférez-vous pour votre rasage du matin ? Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais votre décision quant à la lame que vous utilisez contribue à décider d’une bataille commerciale passionnante pour le contrôle du marché des lames de rasoir. Une bataille qui fait rage depuis plus d’un siècle, et qui a eu une étonnante victoire en 1930.

Le saviez-vous ? La lame à double tranchant que vous utilisez aujourd’hui, que nous connaissons tous avec sa longue fente médiane, n’a pas été dessinée par Gillette. Enfin, ils n’étaient pas les premiers… Dans cet article, la Razette sort les archives des années 1930 pour vous relater la guerre qui a opposé Goliath Gillette à David Probak.

Probak contre Gillette : le ring et le titre en jeu

Un peu de contexte : nous sommes en 1930, les USA sont en plein dans une phase de dépression économique, suite au crash boursier de 1929. Gillette est déjà l’entreprise de rasage la plus important du monde, mais comme toute entreprise, elle n’est pas à l’abri d’une surprise durant cette époque mouvementée. Et cette surprise va arriver très vite.

Un trône à défendre

Lame Gillette originale à trois trousDéjà en 1921, plusieurs brevets de Gillette tombent, dont celui de sa célèbre lame à trois trous (ci-contre), et de nombreux fabricants se ruent sur l’occasion. L’épilation des moustaches est une industrie très lucrative et Gillette doit se battre contre une foule de concurrents agressifs (comme nous l’avons vu dans notre rétrospective du XXème siècle) pour conserver la part du lion.

L’American Safety Razor Company (aujourd’hui Personna), fabricant des lames et rasoirs Gem, Star et Ever-Ready, est considérée alors comme la deuxième entreprise en importance après Gillette. Gem a lancé une vaste campagne de publicité par affichage et dans les journaux pour introduire le rasoir Micromatic, conçu pour contenir les lames Gem et aucune autre, et assurer ainsi le renouvellement des affaires de la société Gem. Les autres marques qui ont leurs fidèles aux USA sont Schick, Durham Duplex, Dun-hill, Rolls, Autostrop et autres.

Gillette crée alors un nouveau rasoir : « The NEW Improved ». Celui-ci permettra à Gillette de continuer à régner sur la production de rasoirs dans le monde pendant quelques temps. Ils en profitent pour mettre l’accent sur la qualité supérieure de leurs lames, mais leur design reste le même. Gillette considère alors que même s’ils laissent d’autres fabricants proposer des lames compatibles, les clients reviendraient toujours vers les lames Gillette.

Un combat marketing

Des méthodes de vente ingénieuses pour l’époque sont utilisées tant par Gillette que par ses rivaux. Il est très rentable pour un fabricant de vendre des rasoirs de sécurité à un prix inférieur au coût de production, voire de les offrir, tant que le profit réside dans la vente de lames pour remplir les porte-lames.  Gillette se met alors à offrir un nouveau rasoir avec chaque tube de crème à raser de certaines marques. La valeur nominale du rasoir seul est d’un dollar ; en combinaison avec le tube de crème à raser, il rapporte 35 cents. Dix millions d’exemplaires de cette combinaison ont été vendus en trois mois dans 27 États.

Mais le rasoir Gillette était souvent placé dans le marché supérieur. Le vendre à perte était-il une bonne idée ? D’un côté les lames Gillette à trois trous ne sont plus brevetées. D’un autre, Probak utilise un système de fabrication à base de ruban d’acier plus efficace, moins cher, et donc plus profitable que Gillette. Il suffit de jeter un oeil aux lames Probak dans la publicité ci-dessous. Probak avait quasiment fixé ce que seraient les lames à l’avenir. Entre cette lame et nos lames actuelles, il n’y a que très peu de différences.

Publicité pour la lame Probak et rasoir Valet
Publicité pour la lame Probak et rasoir Valet

Probak contre Gillette : les combattants

Dans un coin se trouve la société Gillette, dans l’autre Auto Strop, fabricant de la lame Probak. Des méthodes publicitaires vigoureuses, un merchandising intensif et un bon produit ont permis à Probak de devenir le concurrent redoutable qu’il est. Mais Gillette reste de loin le facteur dominant de l’industrie, réalisant 75 % du commerce mondial au cours des dernières années. En 1929, les bénéfices nets de Gillette s’élevaient à 13 581 683 dollars (environ 224 millions de 2023) et ceux d’Auto Strop à 1 065 035 dollars (environ 19 millions de 2023).

Gillette le poids lourd

Chaque jour, les usines Gillette produisent 100 000 rasoirs et 3 000 000 de lames. Si on les mettait bout à bout, la production quotidienne s’étendrait sur 71 miles. Le métal utilisé pour les lames est un acier suédois spécial, fourni par une entreprise suédoise dont Gillette est un actionnaire important. La société sidérurgique possède des mines et des fonderies d’une superficie supérieure à celle de l’État du Rhode Island.

De merveilleuses machines découpent l’acier en longues bandes, découpent les lames, percent les trous au centre (qui seront la pomme de discorde dans le procès en matière de brevets que nous étudierons ci-après) et aiguisent les bords. Chaque lame est inspectée individuellement par des hommes qui reçoivent une prime pour chaque lame défectueuse découverte. Elles sont ensuite emballées et expédiées aux distributeurs qui placent le produit dans l’un des 250 000 points de vente de la société.

Probak débarque

Brevet du rasoir Probak
Brevet du rasoir Probak US1911996-0

La marque de rasoirs et lames de sûreté Probak était une filiale d’Autostrop. Celle-ci produisait le rasoir Valet et ses variantes depuis 1906, ce qui veut dire qu’ils ont commencé à peu près en même temps que Gillette. Autostrop était réputée pour la qualité de ses rasoirs et de ses lames, et l’inventivité de ses designs.

Le 21 novembre 1922, il dépose une nouvelle demande de brevet pour une nouvelle technologie de rasoir avec une lame de sécurité à double tranchant qui s’adapte aux manches de Gillette, mais les lames de Gillette ne s’adaptent pas à ses nouveaux manches. Ainsi, les utilisateurs de rasoirs Gillette pouvaient consommer des lames Probak, et les utilisateurs de manches Probak ne pouvaient pas partir chez Gillette. Le 28 juin 1927, il obtient le brevet pour ce nouveau rasoir « Probak » et, en 1928, il fonde la Probak Razor Corporation.

Probak est un nom inventé. Il a été choisi car il se prononce de la même manière dans toutes les langues connues. Et ça sonne comme Kodak, dont le directeur est un ami de Gaisman !

Un duel d’inventeurs astucieux

Lame de sureté King Gillette« En 1895, alors que moi, King Camp Gillette, j’avais 40 ans, j’ai pensé pour la première fois au rasoir de sécurité ». C’est ainsi qu’écrivait le père d’une grande entreprise, d’une grande industrie. La fierté qui se dégageait de ses paroles était justifiée. Son invention n’était pas le fruit du hasard. Pendant des années, il a réfléchi à la possibilité de trouver un article bon marché qui serait utilisé quotidiennement et qui ferait l’objet d’une demande de remplacement constante. La croissance de la Gillette Safety Razor Co. a été rapide et sûre, réalisée grâce aux bénéfices. Le portrait de King C. Gillette, qui figure sur chaque paquet de lames, est considéré comme le seul portrait d’un individu que l’on puisse trouver dans chaque ville, chaque village et chaque hameau du globe. 

Depuis son enfance, l’inventeur Gaisman a des idées brillantes. Plus de 1 000 d’entre elles ont été brevetées. Les fauteuils pivotants, les ceintures pour hommes, les carburateurs ont bénéficié de ses inventions. Son brevet d’écriture sur pellicule a d’ailleurs été racheté en 1914 par nul autre que Kodak ! Mais c’est dans le domaine des rasoirs que ses inventions ont été les plus rentables. Il crée des procédés de fabrication de lames, conçoit des lames et des rasoirs. En 1906, il fonde la société AutoStrop Safety Razor Co. qui prend rapidement de l’importance dans l’industrie. Son principal produit est le rasoir Valet AutoStrop. Pendant des années, les relations entre AutoStrop et Gillette sont ce que l’on peut imaginer de deux concurrents.

Mais durant l’hiver 1930, Gillette s’apprête à commercialiser un nouveau rasoir et une nouvelle lame. Par une étrange coïncidence, Probak Corp est prête avec une lame adaptée au nouveau rasoir de Gillette. C’est ainsi que commença la plus grande guerre des rasoirs de tous les temps.

Probak contre Gillette : le combat

Le gong retentit à l’orée de 1930, le combat est lancé.

Probak et Gillette - les géants de la lame de rasoir 1931
Probak et Gillette – les géants de la lame de rasoir – 1930
  • 9 janvier 1930. Chaque roue de l’usine Gillette de South Boston s’est arrêtée à midi. Le rasoir NEW Improved n° 115.272.539 venait d’être achevé. Une demi-heure plus tard, les roues se remettent en marche. Le rasoir n° 1 du nouveau type (appelé simplement « NEW ») est fabriqué. La brève cérémonie s’est déroulée dans le plus grand secret.
  • 14 janvier. M. Gaisman reçoit d’autres brevets sur sa nouvelle lame et les cède à Probak Corp.
  • 7 février. Le président John E. Aldred de Gillette : « . . . Des rumeurs ont circulé, principalement dans les cercles boursiers, au sujet de la Gillette Co. . . Sur la base des conseils de nos avocats, nous avons le plaisir de vous assurer que la situation en matière de brevets … se développe de manière habituelle et ordonnée et que nous ne prévoyons aucun retard ni aucune difficulté. »
  • 28 février. Boston News Bureau : « La réaction du public au nouveau rasoir et à la nouvelle lame de Gillette a dépassé les attentes de la direction. »
  • 8 mars. Gillette lance une campagne publicitaire de 10 millions de dollars pour son nouveau rasoir et une nouvelle lame, qu’elle s’est empressée de distribuer. La semaine précédente, les publicités de Gillette se réjouissaient : « Nous avions prévu de produire 80 000 nouveaux rasoirs par jour. Nous avons jugé nécessaire de passer à 100 000 par jour. »
  • 18 mars. Gillette annonce : « Non seulement nous sommes prêts à affronter toute controverse juridique, mais nous l’invitons à le faire ».
  • 2 avril. AutoStrop prend Gillette au mot et intente une action en contrefaçon de brevet contre Gillette, demandant I) que Gillette arrête la fabrication de sa nouvelle lame et de son nouveau rasoir ; 2) que Gillette remette à AutoStrop tous les bénéfices réalisés avec la nouvelle lame et le nouveau rasoir ; 3) que Gillette verse des dommages-intérêts à AutoStrop pour la perte de ventes d’AutoStrop causée par la lame et le rasoir de Gillette.
  • 29 mai. Gillette répond en déclarant que les brevets de Probak sont invalides et nuls. Toutefois, les rumeurs selon lesquelles AutoStrop aurait subrepticement obtenu les plans du nouveau rasoir Gillette et aurait rapidement conçu une lame adaptée à ce dernier ont été démenties. AutoStrop affirme que sa lame s’adapte à n’importe quel rasoir à double tranchant. En novembre 1929, lorsque les premières lames Probak d’AutoStrop ont été commercialisées, elles s’adaptaient aux rasoirs suivants : Elite, Loew, Renard, Darwin, Holtz, H & T, Kace, Via et, bien sûr, Gillette.
  • 25 juillet. Des rumeurs font état d’une fusion sur la base d’un échange d’actions. Auto-Strop, bénéfices en hausse de 95 % par rapport à la période correspondante de l’année précédente.
  • 25 septembre. Il a été annoncé que l’affaire serait examinée en décembre. Les négociations en vue d’une fusion n’auraient pas été abandonnées
  • 16 octobre. Annonce des plans de fusion.

Deux faits ressortent : l’arrêt des litiges en matière de brevets est une paix coûteuse pour Gillette ; Gillette a payé beaucoup plus pour obtenir AutoStrop qu’AutoStrop ne reçoit.

Après le combat

Gillette décide qu’il serait plus facile d’acheter la société AutoStrop plutôt que de la combattre devant les tribunaux. Finalement, en novembre 1930, AutoStrop fusionne avec Gillette. La marque Gillette reste, car plus grosse et plus connue, mais Henry Gaisman devient le président du conseil d’administration et « le nouveau patron » de Gillette. Business Week rapporte qu’au cours des négociations sur la fusion, la question a été posée de savoir pourquoi Gillette devrait payer 20 millions de dollars pour AutoStrop, dont les actifs ne valaient que 9 millions de dollars. Le porte-parole d’AutoStrop aurait répondu : « Mais, messieurs, j’ai un brevet sur votre produit ! ».

Y a-t-il eu un vrai gagnant ?

Le prix payé par Gillette pour la paix des brevets est manifestement impressionnant. Toutefois, dans la perspective d’un avenir à long terme, Gillette se porte bien. En obtenant AutoStrop, elle obtient, outre de bons produits et de bons bénéfices, plusieurs usines stratégiques, des machines de vente précieuses, une gestion intelligente. De plus, Gillette évite les coûts d’un long procès et est totalement assurée contre la calamité qu’aurait été un verdict contre l’entreprise. Si des royalties avaient été accordées à Probak, elles auraient probablement atteint des sommes faramineuses chaque année où Gillette aurait continué à fabriquer son rasoir.

Le rasoir NEW de Gillette ayant connu un énorme succès dès le départ, sa protection était vitale. La question que la situation suggère ne trouvera probablement jamais de réponse : l’astucieux inventeur Gaisman avait-il prévu dès le départ d’utiliser la lame Probak pour forcer Gillette à acheter AutoStrop ? Si c’est le cas, il a brillamment réussi, avec une seule contrepartie non obtenue : le plus grand nom du rasoir de sécurité est toujours King Camp Gillette, et non Henry Jaques Gaisman. Les rasoirs Probak ont continué à être vendus jusqu’en 1936 et Gillette a utilisé la marque Probak pour les lames jusqu’en 1945. Gaisman prendra sa retraite en 1938, après avoir redressé et consolidé le géant Gillette d’une main de maître, pendant les années de dépression économique.

King Gillette : roi tyran ou utopique ?

King C. Gillette a été durant plus de trente ans à la tête de l’entreprise qu’il a créée. Une entreprise mondialement connue, déjà au début du XXème siècle. On ne devient pas le roi du rasoir sans se faire des ennemis, mais en réalité, King Gillette était loin d’être aussi impitoyable que l’était son équipe de direction. Avant de se lancer dans le développement du rasoir, M. Gillette était un visionnaire utopiste qui pensait que la technologie pouvait être utilisée pour résoudre les problèmes de l’humanité. 

L’équipe de direction qui a été mise en place, en raison des exigences des principaux investisseurs, était au mieux une bande de fraudeurs. Lors du remaniement de l’entreprise au moment de la fusion, ils ont été démasqués et évincés, tandis que Gillette dilapidait sa fortune dans de mauvaises entreprises immobilières avant de mourir deux ans plus tard.

Le rasoir Gillette Goodwill : un rasoir Probak ?

Les rasoirs que Gillette développent au moment de cette histoire sont des NEW. Ils bénéficient du brevet initialement déposé par Gaisman mais racheté par Gillette. Le NEW connaîtra plusieurs designs, mais celui qui est le plus proche du design de Probak est appelé « Goodwill ». En anglais, goodwill se traduit généralement par bonne volonté, bienveillance, sympathie. Signe que la guerre entre les géants du rasage s’est terminée sur une paix acceptée. Ah, notons tout de même que Goodwill peut aussi se traduire par « fonds commercial »… Un hasard ?

Comparaison rasoir Probak et Gillette Goodwill
A gauche, le rasoir Probak. A droite, le rasoir Gillette Goodwill.

Les rasoirs Goodwill ont eu plusieurs variantes, au design art déco très apprécié. Le manche du rasoir Probak, quant à lui, n’est pas sans rappeler le manche du rasoir Mühle R89… La marque allemande aurait-elle rendu un hommage dans le temps à un autre « David » du rasage ?

3 Replies to “Probak et Gillette, tels David et Goliath !”

  1. Toujours aussi intéressants et bien documenté ! J’aime vos Gazettes qui nous font remonter dans le temps , et ainsi mieux comprendre ce qui existe aujourd’hui. Le passé explique le présent et déterminé l’avenir !
    Merci

  2. Voici des commentaires et illustrations très parlante. Vos informations sont toujours d’une très grande richesse. Continuez! Vous nous apprenez beaucoup, surtout pour les nostalgiques du rasage à l’ancienne.
    Merci beaucoup.

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